Révélations Y – 4 : La légende de Harout et Marout

L’histoire de deux anges déchus

C’est une légende très intéressante, à priori anodine et peu connue, mais qui est très importante, car elle permet de faire des liens avec d’autres récits, qui viennent d’autres cultures ou religions. Dans cette émission, on parle de Harout et Marout, deux anges qui ont chuté par arrogance. L’histoire elle-même est très courte, mais les enseignements qu’elle contient sont très riches.

Harout et Marout sont deux figures mentionnées dans le Coran, plus précisément dans la sourate Al-Baqara (2:102). Ce sont souvent décrits comme deux anges envoyés à Babylone, à l’époque du roi Sulayman (Salomon).

Selon la légende, Harout et Marout qui étaient des anges, observaient les humains depuis les cieux, et se mirent à critiquer leurs faiblesses. Dieu leur donna des désirs humains, pour leur montrer que s’ils étaient à la place des hommes, ils feraient pareil. Les deux anges accepterent le défi, mais à peine arrivés sur Terre, ils succombent au charme d’une femme, qui les séduit et qui finit par les éloigner de Dieu. Dieu les punit pour leur chute, en les pendant la tête en bas dans un puits à Babylone. De ce lieu, ils enseignent la magie à ceux qui viennent les voir, mais avertissent toujours : « Nous ne sommes qu’une tentation, ne sois pas mécréant. »

Version du Coran

📖 Sourate Al-Baqara — verset 102 :

« Et ils suivirent ce que les démons racontaient du règne de Salomon.
Or Salomon n’a jamais été mécréant ; mais ce sont les démons qui le furent :
ils enseignaient aux gens la magie, ainsi que ce qui a été descendu aux deux anges, Harut et Marut, à Babylone.
Mais ceux-ci n’enseignaient rien à personne sans dire au préalable :
“Nous ne sommes qu’une tentation ; ne sois donc pas mécréant !”
Ils apprenaient auprès d’eux ce qui permettait de semer la discorde entre l’homme et son épouse.
Mais ils ne pouvaient nuire à personne sans la permission d’Allah.
Et ils apprenaient ce qui leur nuisait et ne leur profitait point.
Ils savaient bien que celui qui acquiert cela n’aura aucune part dans l’au-delà.
Quel détestable prix pour lequel ils ont vendu leurs âmes, s’ils savaient ! »
(Coran 2:102)

Version des apocryphes

Les récits extra-coraniques (apocryphes) sur Harut et Marut offrent une perspective très différente de celle du Coran. Les versions “apocryphes” (non coraniques) viennent de récits oraux et de littératures exégétiques anciennes, notamment des traditions dites isra’īliyyāt (récits empruntés à des sources juives ou chrétiennes anciennes), et des légendes persanes postérieures, surtout à l’époque abbasside. Ces récits cherchaient à expliquer davantage ce que le Coran ne détaille pas : qui étaient ces deux anges ? Pourquoi ont-ils été envoyés ? Pourquoi à Babylone ?

1. Version d’al-Ṭabarî (Tafsîr, sur 2:102)

Al-Ṭabarî rapporte plusieurs versions. Voici la plus célèbre :

Les anges, voyant les péchés des fils d’Adam, dirent :
« Ô Seigneur, comment peuvent-ils Te désobéir alors que Tu leur as donné la raison ? »
Dieu leur répondit :
« Si Je vous avais donné les mêmes désirs qu’à eux, vous feriez de même. »

Deux d’entre eux furent alors choisis — Hārūt et Mārūt — et envoyés sur Terre pour juger entre les hommes

Dieu leur interdit trois choses :
– ne pas adorer un autre Dieu que Lui
– ne pas tuer sans droit,
– et ne pas commettre la fornication.

Mais une femme d’une grande beauté, appelée Zuhra (l’étoile Vénus), vint les trouver pour leur demander justice.
Elle les tenta, mais ils refusèrent jusqu’à ce qu’elle leur propose :
« Je ne céderai à vos désirs que si vous m’enseignez le Nom par lequel vous montez au ciel. »

Ils prononcèrent ce Nom, elle le répéta, s’éleva au ciel — et Dieu la transforma en étoile, Zuhra.

Quant à eux, Dieu les punit : on leur donna le choix entre le châtiment de ce monde et celui de l’au-delà.

Ils choisirent celui de ce monde, et furent suspendus tête en bas à Babylone, enseignant la magie à ceux qui venaient les voir, mais en avertissant toujours :
« Nous ne sommes qu’une tentation, ne sois pas mécréant. »

2. Version d’al-Thaʿlabî (Qiṣaṣ al-Anbiyāʾ)

Al-Thaʿlabî reprend l’histoire d’al-Ṭabarî avec des détails supplémentaires :

Hārūt et Mārūt furent des anges vertueux parmi les habitants du ciel.
Ils blâmèrent les fils d’Adam, et Dieu leur fit connaître les désirs humains.

Descendus à Babylone, ils rendirent la justice entre les gens.
Une femme d’une beauté éclatante vint les voir. Son nom était Zuhra, fille d’un roi.

Le diable la guida vers eux et la rendit séduisante.

Ils tombèrent sous le charme et lui proposèrent l’adultère.
Elle refusa, sauf s’ils accomplissaient trois choses :
– adorer une idole,
– tuer un innocent,
– et boire du vin.

Ils refusèrent, puis finirent par boire du vin, et après cela, ils commirent les deux autres fautes.

Dieu leur envoya le Prophète Idrîs (Hénoch) pour les juger.
Ils reconnurent leur faute et furent punis : suspendus dans un puits profond, liés par les pieds, jusqu’au Jour du Jugement.

3. Version rapportée par al-Qurṭubî

Al-Qurṭubî cite les mêmes traditions mais ajoute :

Leurs noms sont devenus un avertissement pour les savants orgueilleux :
car ils pensaient qu’ils étaient à l’abri du péché.
Leur chute montre que la science sans humilité conduit à la perdition.

Interprétation spirituelle (chez les soufis)

Certains commentateurs soufis (comme Rûmî ou Suhrawardî) ont lu cette histoire allégoriquement :

  • Harut et Marut représentent la raison et la passion enfermées dans le corps humain.
  • Zuhra symbolise la tentation du monde (dunyā).
  • Leur chute figure l’épreuve du libre arbitre et le danger de l’orgueil spirituel.

Similitudes dans d’autres traditions

1. Livre d’Hénoch (1 Hénoch 6–16)

(texte éthiopien, traduit du guèze — Source : F. Martin, Le Livre d’Hénoch, éd. du Cerf)

Chapitre 6

Et il arriva que, lorsque les fils des hommes se furent multipliés, il leur naquit des filles belles et gracieuses.
Et les anges, les fils du ciel, les virent et les désirèrent.

Ils se dirent entre eux : « Allons, choisissons-nous des femmes parmi les filles des hommes et engendrons des enfants. »
Leur chef s’appelait Shemyaza.
Ils étaient deux cents qui descendirent sur le sommet du mont Hermon, dans les jours de Jared.
Ils jurèrent ensemble et se lièrent par des serments mutuels.

Chapitre 7

Et ils prirent des femmes, chacun en choisit une.
Ils commencèrent à aller vers elles, à se souiller avec elles.
Elles leur enseignèrent la sorcellerie, les enchantements et la coupe des racines.
Et ils leur apprirent les plantes.
Ils engendrèrent des géants…

Chapitre 8

Azazel enseigna aux hommes la fabrication des épées et des boucliers,
l’art du travail du métal et l’usage des pierres précieuses.
Shemyaza enseigna les enchantements et la magie.
Armaros enseigna la rupture des sorts.
Baraqel enseigna l’astronomie,
Kokabel enseigna les signes des étoiles,
et d’autres enseignèrent la connaissance des nuages, des éclairs et des météores.
Les hommes périrent et crièrent vers le ciel.

Chapitres 9–10

Et Michel, Gabriel, Raphaël et Uriel regardèrent depuis le ciel et virent le sang versé sur la terre.
Et ils dirent au Très-Haut :
« C’est la terre qui crie à cause des injustices des fils des hommes. »

Le Seigneur dit à Raphaël :
« Enchaîne Azazel, jette-le dans les ténèbres, et couvre-le de pierres. »
Et à Gabriel :
« Détruis les enfants des fornicateurs. »
Et à Michel :
« Lie Shemyaza et ses compagnons sous les collines de la terre pour soixante-dix générations. »

Chapitre 15

Dieu dit aux anges tombés :
« Vous, les saints du ciel, pourquoi avez-vous quitté le ciel ?
Vous vous êtes unis aux femmes, vous avez souillé vos corps.
Vous avez enseigné aux hommes ce qu’il ne leur convenait pas d’apprendre.
Vous ne monterez plus jamais au ciel, et vous serez enchaînés jusqu’au jour du jugement. »


2. Livre des Jubilés (chap. 4, v. 15–22)

(texte hébraïque ancien, traduit de l’éthiopien — Source : J. C. Picard, Le Livre des Jubilés, éd. du Cerf)

Et dans la onzième semaine du cinquième jubilé, les anges du Seigneur descendirent sur la terre, ceux qu’on appelle les Veilleurs.
Ils furent envoyés pour instruire les enfants des hommes et pour leur faire le bien.
Mais ils s’égarèrent avec les filles des hommes qu’ils prirent pour femmes.
Ils leur enseignèrent les pratiques magiques, les incantations, la coupe des racines et la science des arbres.
Et leurs fils furent des géants.

Et la méchanceté se multiplia sur la terre.
Et toute chair corrompit sa voie.
Dieu dit qu’il ferait venir le déluge pour détruire toute chair,
à cause de ce qu’avaient fait les Veilleurs et leurs fils.


3. Talmud de Babylone (Sanhédrin 106a / Yoma 67b)

(traduction d’après la version Soncino / Derenbourg)

Il est enseigné que deux anges, Aza et Azaël, dirent au Saint, béni soit-Il :
« Maître du monde, n’as-Tu pas dit que l’homme est faible et sujet au péché ? Si nous descendions sur la terre, nous resterions purs. »

Il leur dit : « Descendez, et voyez. »
Ils descendirent et furent séduits par les filles des hommes.

Aza et Azaël furent ensuite enchaînés dans les montagnes de ténèbres,
jusqu’à la fin des temps.


Ces trois ensembles — Hénoch, Jubilés, et le Talmud — forment les sources apocryphes qui présentent les plus anciens parallèles au thème de deux anges (ou un groupe d’anges) descendus du ciel, tombés par désir humain, enseignant des arts interdits, puis punis.

Conclusion

Ce qui est très intéressant avec cette histoire, c’est que l’histoire de Harout et Marout se déroule pendant le règne de Salomon. Selon la Bible, Salomon (qui incarne à la fois le principe Royal et la Paix) a chuté vers la fin de sa vie, pour des raisons mentionnées dans l’histoire de Harout et Marout, c’est-à-dire, l’idolâtrie, la fornication. En ce qui concerne le meurtre, même si Salomon lui-même ne l’a pas fait de ses mains, la Bible nous parle de plusieurs ordres d’exécutions qu’il aurait donné, donc on peut dire que le meurtre était aussi dans la liste.

Ces histoires sont clairement liées, et elles semblent vouloir nous dire quelque chose… Cela dit, je pense que le plus important à retenir de cette histoire, c’est que les anges déchus Harout et Marout ne sont qu’une tentation. Ne sois pas mécréant !

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